Association Maison Item, Suisse
 
Aljoscha Klee
Peintre
PEINTRE SOUS LE SOLEIL

C'était un jour ensoleillé de février, au Sud de la France au pied des Alpilles. Les deux amandiers du cimetière juif abandonné étaient en pleine floraison et j'allais mon chemin, dans ce paysage de pierres calcaires et fragiles, aux formes rudimentaires et teintées de toute la gamme des gris, jusqu'au noir profond.
 
Me dirigeant du chemin caillouteux vers un sentier qui ne l'était pas moins, je me retrouvai dans une petite vallée avec des cyprès, quelques oliviers et un modeste mas appuyé à flanc de coteau, comme un chat bienheureux ronronnant au soleil. Le calme m'a soudain envahi, à peine troublé par le souffle d'un vent léger et les aboyements lointains des chiens.
 
C'est donc là qu'habitait Georges Item, le peintre. Des amis communs m'avaient donné son adresse. Je connaissais quelques travaux de lui dont je retrouvai la trace ici-même, sur le chemin de Saint Rémy-de-Provence : ces bizarres formations rocheuses étaient à l'image de ses dessins à l'encre de chine, réalisés à grands traits vigoureux sans fioritures aucunes.
 
Je voulais connaître cet artiste. Il se peut aussi que je cherchais un endroit comme celui-ci: un peu magique, à l'abri des regards, une île où se réfugier. Georges Item a émigré ici à une époque où de nombreux artistes suisses désiraient quitter leur pays dans les années de l'immédiat après-guerre. Lorsqu'en 1948, il s'est retrouvé avec deux amis à l'auberge de jeunesse de Saint-Rémy, il ne savait pas encore que cette maison représenterait, quelques années plus tard, un tournant dans sa vie et dans son travail créatif: le Mas de Cinq Sous.
 
Chéco, comme on le nomma bientôt ici (une forme détournée du nom de Georges en dialecte grison, "Schôggu") s'est donné des racines dans ce paysage aride secoué par le mistral en hiver et desséché par l'ardeur du soleil en été. Lithographe de formation, comme son père, il s'est mis à transposer les fortes impressions ressenties devant ce paysage dru et profond. Les Alpilles encore et toujours, qui ne se laissent pas facilement peindre, m'a t-il dit un jour, parce qu'il leur faut un trait énergique et des contrastes acérés. Il fut aussi fasciné par la vastitude de la Camargue, sa terre lézardée, la blancheur éclatante du sel séché et le rose tendre des flamands.
 
Je me trouvai donc devant le Mas de Cinq Sous et ses fenêtres parées pour les froidures hivernales de Provence, le tas de bois appuyé contre la maison et la vieille table en pierre qui me verra passer plus tard de si nombreuses soirées d'été. Item n'était pas chez lui. Il arriva un peu plus tard, de son pas tranquille, par le chemin poussiéreux de l'autre-côté de la vallée. Il revenait de chez son voisin Paul, au Mas Verdière. J'avais la vague impression de déranger. J'appris ainsi à connaître un trait de caractère d'Item qu'il me sera souvent donné d'observer : sa manière lente et imperceptible d'aborder son prochain, son regard attentif, sans dire un mot, à l'écoute. Je m'attendais, un peu naïvement peut-être, à rencontrer une sorte de marginal, l'artiste-type tel qu'on l'imagine. Je vis un montagnard, qui ressemblait à ceux que l'on peut rencontrer dans les Grisons, sauf qu'il s'agissait du fin fond de la Provence.
 
Le soleil était sur le point de se coucher. Un vent frais se leva sur les collines. Georges Item m'invita à entrer. A l'heure dite d'entre chien et loup, nous nous assîmes confortablement devant le feu crépitant de la cheminée. Les lampes à pétrole diffusaient une lumière chaude et un parfum reconnaissable entre mille. Le mas n'était pas encore électrifié. Plusieurs mois plus tard, je vivrai en voisin d'Item et ma maison sera éclairée elle aussi au pétrole et aux bougies. Plus tard encore, nous nous souviendrons avec nostalgie de la chaleur bienfaisante des lampes d'autrefois.
 
Ce soir-là, je vis pour la première fois ses grandes peintures à la détrempe, de puissantes évocations du couple, un sujet qui, chez lui, était déjà prépondérant. Je vis une foule compacte de laquelle se détachait un couple debout, sous un amandier en fleurs et, au loin, les formes imposantes des Alpilles. Même si des armadas de peintres ont déferlé depuis des décennies en Provence, rares sont ceux qui ont su représenter convenablement ce paysage unique. Dans ses tableaux, Georges Item savait rendre la douceur et la rigueur, l'eau et le feu. Personne mieux que lui ne savait se rapprocher aussi bien de la réalité visuelle.
 
La soirée se prolongea fort tard. Nous appréciions la chaleur du feu et le vin de l'ami Paul. Georges Item se mit à sortir des cartables de dessins et de lithographies. L'artiste n'était guère enclin à donner des explications sur son travail. Les théories sur l'art ne faisaient que susciter son ironie. Il pensait que l'important est ce qui se passe sur la toile ou le papier, et à l'intérieur de soi. Il rejettait l'idée de s'intégrer au monde de la scène artistique. Je me souviens avoir voulu lui opposer des arguments contraires. Ils sont restés sur mes lèvres, arrêtés par la désarmante vérité qui émanait de ses paroles.
 
Georges Item avait besoin de racines, de calme, de sa propre conception de l'"ordre des choses", afin de maîtriser sa fébrilité créatrice et l'inquiétude qu'il portait en lui. L'artiste se signalait par une sensibilité hors du commun, une perception de choses apparemment sans importance mais qui font tourner le monde, par les traces d'une vie - authentique et sincère - exacerbée parfois par le rire ou les larmes, par la déprime ou la tendresse. Bref, comment imaginer plus peintre que lui, ni plus vivant?
 
Berne, 19...

© 2020 Association Maison Item (Suisse) | Contact