Association Maison Item, Suisse
 
Andreas Meier
Ancien directeur du Centre PasquArt de Bienne
UN ART, UNE VIE, AU PIED DES ALPILLES

C'est en septembre 1991 que je me suis trouvé pour la première fois dans l'atelier de Georges Item à Saint-Rémy-de-Provence, au pied des Alpilles, un an et demi après sa mort. Je n'ai pas connu personnellement celui qui a choisi la Provence comme terre d'élection vers la fin des années quarante. La découverte de son œuvre, qui s'étend sur plus d'une quarantaine d'années et dont je n'avais eu jusqu'ici qu'un aperçu au travers d'expositions à Bienne, m'a impressionné au plus haut point. Il suffit d'évoquer l'œuvre peint, qu'il achève en 1970, consistant en de nombreuses peintures sur toile, mais aussi les milliers de travaux sur papier: lavis à l'encre de chine, aquarelles et "dessins gravés", une technique qu'il développe à l'aide de traits dessinés en creux à la pointe sur papier fort, puis retravaillés au pinceau et à la couleur. Citons également les lithographies, éditées dès 1954 chez ARTA, puis par lui-même, et les centaines d'aquarelles consacrées au thème de l'ange qu'il réalise les trois dernières années de sa vie, atteint par la maladie, et qui sont autant de travaux incitant à la méditation, sorte d'accompagnement sur le chemin de la mort.
 
Dans la perspective de l'exposition de 1992 au Centre PasquArt, je m'étais spontanément décidé pour un choix de travaux sur papier parmi la richesse de l'œuvre. L'enthousiasme de plusieurs amis a permis d'éditer un livre sur les aquarelles dédiées aux anges, accompagné de textes de plusieurs auteurs d'expression allemande et française sur ce thème. Personne, du vivant du peintre, n'avait vu ces travaux, hormis à Saint-Rémy-de-Provence. Le livre des anges, épuisé depuis longtemps, portait la trace de l'inéluctable, tout en présentant une première approche de l'intégralité de l'œuvre. Je pensais que bientôt, ses peintures à l'huile des années cinquante et soixante recevraient l'hommage qui leur était dû. Une partie d'entre elles ont été exposées en 1997 au Couvent des Ursulines à Saint-Rémy. Le temps est venu de présenter cette partie de l'œuvre dans un ouvrage d'un seul tenant. Nombre de peintures sur toile datant des débuts de l'activité artistique de Georges Item, ce ne fut pas pour moi une sinécure de me familiariser avec cette période de sa vie provençale.
 
Cherchant des traces de ses premiers travaux, j'ai trouvé un exemplaire de la revue DU, de mai 1952, qui publiait une lithographie intitulée "Cirque dans la nuit", où l'on voit la silhouette d'une tente dans la pénombre, entourée de roulottes, sans public et sans les artistes du cirque auxquels la publication était consacrée. On y trouve un texte de Grock, le clown biennois devenu directeur de cirque, suivi d'une interview de Boris Vian avec Camille Bombois, ancien athlète de foire devenu célèbre peintre naïf sans avoir bénéficié d'aucune formation artistique.
 
A l'âge de vingt-trois ans, Georges Item recueille très tôt l'attention du public par l'intermédiaire de bourses fédérales, en 1950 et en 1951. D'autres travaux de lui ont les honneurs du DU dans les années cinquante. En août 1959, le n° 222 du DU le représente devant l'un de ses tableaux, avec sa grande moustache sombre. L'édition d'alors est consacrée à la relève, à savoir aux artistes suisses de moins de trente-cinq ans, un inventaire mis au point par plusieurs directeurs de musées et de galeries qui présentent les jeunes talents pleins d'avenir. Hormis les constructivistes comme Jean Baier, Karl Gerstner et Roland Werro, on trouve les tenants de la peinture informelle, Samuel Buri et Rolf Iseli, ainsi que les sculpteurs sur métal: Bernhard Lüginbühl, Jean Tinguely et Oskar Wiggli. La fin de la décennie voit dominer l'art non figuratif. A cette époque, Georges Item se distancie lui aussi du figuratif pour y revenir quelques années plus tard, dans des tableaux où réapparaissent les paysages de Provence et les Thèmes bibliques.
 
Je tente de m'imaginer comment tout a commencé pour Georges Item - et Françoise - en 1948 en France méridionale, là où la Résistance française tint ses derniers bastions contre le régime de Vichy pour reconquérir les zones occupées, à partir du Midi libre et de la Normandie. Alors qu'une grande partie de l'Europe est dévastée par la guerre, le Midi demeure largement préservé. Je vois les premiers tableaux peints dans la campagne entourant SaintRémy, sur le flanc septentrional des Alpilles: les champs doucement ondulés, la terre fertile aux tons rouges et bruns, le vert éclatant qui contraste avec l'aridité de la roche formant les montagnes anguleuses, parcourues d'une maigre végétation. Une palette de couleurs à la Gauguin, avec son équilibre des couleurs complémentaires allant du bleu-vert au rouge-orange. Des natures mortes également, qui sont le reflet d'une vie simple à la campagne, qui parlent d'harmonie de la terre et de ses fruits, suggérant la félicité, hors des contraintes ergonomiques et sociales. Dans cet environnement, l'artiste peut donner libre cours à sa force créatrice. Le jeune couple trouve d'abord à se loger dans une ancienne ferme, un mas, pour y vivre une vie de solitude, de liberté et de croyance dans le bonheur parfait. Les premières peintures de Georges Item sont le reflet d'une idylle bucolique et quasi biblique faite de bergers et de moutons, qui contraste avec les laides années de guerre et leur lot de privations. Son art est entendu comme un message de paix, non seulement à Bienne, la ville de ses origines et de sa formation. On le reconnaît en Suisse à l'échelle nationale. Des prix le récompensent et des premiers acheteurs lui témoignent leur enthousiasme. Après les paysages harmonieux et sereins de son environnement immédiat, il s'attache à ceux de la Camargue, avec ses tons ocre, olive et jaune, rythmés par des séries de traits verticaux. L'atmosphère est paisible, presque mélancolique, et les tons sont feutrés, dans une gamme chromatique qui demeure élaborée selon un réseau de surfaces soigneusement équilibré.
 
Mais comme jadis, sous l'emprise des forces sous-jacentes émanant des Alpilles, Georges Item a besoin de cette résistance agreste dans sa créativité. La rudesse de la pierre, une palette plus austère, donnent à ses toiles des accents d'une vigueur nouvelle. Les formes prennent plus d'autonomie. Si autrefois, le paysage n'était que point de départ de l'image, celle-ci devient dès lors le théâtre d'une peinture qui s'inspire d'elle-même, reflétant la joie d'expérimenter. La gamme des couleurs s'élargit pour apparaître de manière disciplinée dans certains tableaux. Le paysage se soumet au processus pictural, même si l'on en devine encore les formes.
 
Un groupe de peintres se forme dans la région de.Saint-Rémy. Les dessins à l'encre des années 1962 à 1966 sont issus d'un dialogue avec l'artiste Mario Prassinos. Un écrivain, Jean Proal, aborde lui aussi, à travers l'écriture, les charmes de la vie champêtre, les paysages de Provence et de Camargue. Rien d'étonnant, dès lors, de voir nombre des ouvrages de l'écrivain illustrés par l'ami peintre. Le mas idyllique de "Cinq Sous" devient un lieu de rencontre privilégié, non seulement des peintres. Les liens avec la Suisse ne sont pas rompus pour autant. L'œuvre des années soixante est montré dans des galeries de Bienne, Genève et Zurich. Des amis de la métropole horlogère viennent le voir et de nombreux dessins témoignent de cette vie conviviale.
 
Au début des années soixante, non sans influence de l'art abstrait des États-Unis, la peinture de Georges Item prend elle aussi une voie plus autonome. Mais que serait-elle sans cette recherche d'unité avec la nature, sans cette quête d'un moyen d'expression unissant l'art et la vie? Et quelle voie la peinture doit-elle suivre lorsque l'idylle touche à sa fin, lorsque les liens du couple se déchirent pour finalement se rompre? La peinture devient miroir du questionnement, reflet de tensions à la limite du supportable. L'art devient catharsis, avec en métaphore, le bannissement du paradis. La question demeure ouverte de savoir s'il s'agit là encore d'une expression artistique accessible au public, à l'amateur d'art s'identifiant avec délectation à l'image idéale d'un certain art de vivre.
 
L'art européen des années soixante est en mouvance. L'art est issu de l'art. Le pop art, le nouveau réalisme, l'art cinétique remettent radicalement en question une certaine conception de la peinture. Ces courants et tendances sont alors au centre des débats et de l'intérêt du public. Où l'art évolue-t-il? S'éloigne-t-il toujours plus de la transcription des sentiments, de la pulsion existentielle vers une peinture "expressive"? L'art de Georges Item ira par-delà les concepts intellectuels et leur cheminement, du moins pendant les années décisives où l'on célébrera la mort de la peinture. En 1969, il réalise une peinture murale pour une école de Poschiavo et une autre en 1970 pour l'école des Prés Walker à Bienne. Ce qui l'incite, à la fin des années soixante, à arrêter la peinture à l'huile, restera son secret. A cette époque-là et au début des années soixante-dix, les travaux sur papier gagnent en dimensions. Les jeux de transparence du papier lui offrent de nouveaux attraits par rapport à la peinture sur toile et son champ déterminé de l'image. La peinture sur papier apparaît plus ouverte, plus illimitée, plus proche des intentions expérimentales, des impulsions iconographiques visant la transcription de l'imaginaire. La dimension onirique rejoint la réalité vécue. La campagne, hormis les fruits de la terre, recèle des personnages fabuleux traversant les airs. Les sentiments des êtres qui vivent à cet endroit métamorphosent, semble-t-il, le paysage par les signes tangibles de leurs angoisses et espoirs.
 
Grâce aux dessins et aux travaux sur papier, Georges Item trouve un nouveau champ d'action qui lui permet, dans les années soixante-dix, d'exposer régulièrement à Saint-Rémy, à Bâle, à Coire et à Bienne. Il n'est jamais revenu sur sa décision de renoncer à la peinture à l'huile. Ce choix est demeuré son secret. Mais l'œuvre de vingt-cinq années demeure entier. La "Maison Item", fondée par Françoise Item à Bienne, montre une décennie après sa mort, des parties de l'œuvre peint, permettant ainsi une redécouverte des premières années de son évolution artistique.
 
Bienne, 1991

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